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« Une analyse de réseaux sur Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau », Yannick Rochat, doctorant DHLab, EPFL (1.02.13)

Vendredi dernier, Yannick Rochat nous a initié à certains aspects du literary computing ou encore analyse littéraire computationnelle, en nous présentant l’état de sa recherche. Yannick Rochat travaille en effet depuis plusieurs années sur l’analyse des réseaux sociaux, en particulier sur le concept de centralité, et il cherche aujourd’hui à en proposer une adaptation à l’analyse littéraire en s’intéressant aux relations entre les personnages de l’ouvrage de Rousseau Les Confessions.

Pour construire une représentation en réseau des Confessions, Yannick Rochat met en relation les personnages et les pages où ceux-ci apparaissent : deux personnages ont une arête en commun s’ils apparaissent sur la même page. Le résultat est un réseau biparti, puis, par projection sur les sommets représentant les personnages, il obtient le réseau suivant, qui peut être affiné avec d’autres facteurs :Capture d’écran 2013-02-04 à 21.47.12

Chaque point (appelé sommet) représente un personnage, point dont la taille dépend du nombre d’occurrences du personnage. Un lien (appelé arrête) est établi entre les personnages en fonction de l’existence d’une co-occurrence (au niveau de la page).

Le réseau ci-dessus présente évidemment des difficultés de lecture, mais quelques remarques peuvent déjà être faites. On remarque l’importance de certains personnages, qui sont reliés à de nombreux autres. On voit des groupes qui se dessinent. On aperçoit aussi quelques groupes satellites, sans lien avec le cœur du graphe (il s’agit ici par exemple du groupes d’auteurs lus par Rousseau durant son enfance).

C’est ici que la théorie de la centralité intervient, car elle offre des outils pour l’analyse des réseaux. Il présente quatre indices de centralité :

  • Degré : on calcule pour chaque sommet le nombre de connexions.
  • Proximité : on calcule la somme des chemins les plus courts d’un acteur à tous les autres.
  • Intermédiarité : on calcule le nombre de fois où le sommet se trouve sur les plus courts chemins entre tous les couples de noeuds du réseau.

Valeur propre : ici, l’indice dépend des centralités des autres ; le score du sommet dépend de celui de ses voisins, qui dépendent eux-mêmes de ceux de leurs voisins (dont le sommet étudié), etc.Capture d’écran 2013-02-04 à 21.48.36

On représente dans un tableau les rangs des scores d’indices de centralité obtenus par les personnages en moyenne les mieux classés :

Capture d’écran 2013-02-04 à 21.49.20

Entre autres, nous pouvons voir que le Comte de Montaigu, bien qu’il n’apparaisse pas particulièrement souvent, est bien classé sur le plan de la centralité d’intermédiarité, tout en possédant un indice de centralité par vecteur propre manifestement très peu élevé, ce qui confirme qu’il joue un rôle particulier dans le réseau décrit par Rousseau dans les Confessions (dans ce cas, le Comte est ambassadeur à Venise, et employeur de Rousseau).

On remarque également que Mme de Warens joue un rôle central selon plusieurs critères dans la narration, mais qu’elle n’est pas connectée avec les personnages qui jouent les premiers rôles en terme de centralité par vecteur propre, un indice qui tient compte de l’importance des personnages adjacents. Ceci peut s’expliquer par des rencontres avec Rousseau qui se font en Province, en même temps qu’avec des personnages dont les apparitions dans le récit seront en majorité anecdotiques. À titre de comparaison, Louis d’Épinay, côtoyée par Rousseau à Paris, apparaît deux fois moins souvent (69 pages contre 131 pour Mme de Warens), mais la déclasse largement pour ce qui est de cet indice.

La présentation de Yannick Rochat a suscité beaucoup d’intérêt et de nombreuses réactions. Nous nous sommes par exemple demandé si la co-occurrence sur la page était un critère pertinent pour l’établissement du réseau, qui revient finalement à se demander si une relation humaine est « quantifiable ».

Mais la discussion a surtout porté sur l’utilité d’une telle démarche : que cherche-t-on à faire en appliquant ces méthodes d’analyse à un corpus littéraire ? Peut-être que la réponse viendra en cherchant, car il faut dire que Yannick Rochat s’aventure sur des terrains nouveaux, où il doit à la fois développer les outils pour son analyse ainsi que les appliquer.

Dans tous les cas, cette approche interdisciplinaire, qui part des mathématiques appliquées et vient saluer Mme de Warens, Diderot et nombre d’autres personnalités de cette époque, ne peut qu’apporter un nouveau souffle dans les différents champs qu’elle traverse.

Pour aller plus loin :

Sara Schulthess, doctorante (Lettres, Unil)


9 Comments

  1. Le type de recherche mené par Yannick Rochat ne fait que commencer!
    On regardera avec intérêt ce que fait le site Women Writers de la Brown University (http://www.wwp.brown.edu/). Des projets laboratoires de visualisation y sont menés (http://www.wwp.brown.edu/wwo/lab/). Les plus récents font appel à DATA-DRIVEN DOCUMENTS (http://d3js.org/), qui s’appuie surJavascript. Il y a de quoi faire en matière de visualisation de la connaissance!

    Sur un autre plan, je dirai que les méthodes appliquées traditionnalement en littérature n’ont pas été plus ou moins «mécaniques» que celles appliquées ici: on pensera aux enseignements tâchant de faire entrer tout récit dans la structure quinnaire de Larivaille vaille que vaille… Le défi est notamment d’assurer un comparatisme méthodologique, en explicitant au maximum les enjeux et les présupposés de chacune d’entre elles.

    Pour cela, on n’économisera pas de faire l’état de la recherche des études sur Rousseau: le rôle mineur mais essentiel du Comte de Montaigu a-t-il déjà été souligné par d’autres analyses? La recherche digitale appelle le travail en équipe de compétence.

    Enfin, sur toute cette thématique, on lira avec un grand profit l’ouvrage très fin de Franco Morretti, Graphes, Cartes et Arbres (2008).

  2. enriconatale says:

    Il serait intéressant, par exemple, de partir des recherches de Jean Starobinski sur Rousseau (http://www.swissbib.ch/TouchPoint/perma.do?q=0%3D%22207812705%22+IN+%5B4%5D&v=nose&l=de), et d’essayer d’infirmer ou de confirmer certaines de ces thèses au moyen de ce genre d’analyses quantitatives. Il faudrait pour cela “traduire” au préalable une interprétation littéraire en un modèle formel, qui puisse être confirmé ou infirmé par l’expérimentation, mais la tâche n’est pas impossible. Comme M. Starobinski était aussi médecin, sa pensée est probablement très rigoureusement structurée.

  3. Merci pour vos commentaires très constructifs. Et bien sûr merci à Sara pour son travail de répondante et cet excellent compte-rendu.

    @Claire Franco Moretti a écrit un “pamphlet” qui me semble coller d’encore plus près au sujet : http://litlab.stanford.edu/LiteraryLabPamphlet2.pdf #networkanalysis

    @Enrico Si je suis cette direction, je serai très heureux de discuter les résultats en aparté de #DHLausanne avec toi.

  4. enriconatale says:

    Nous ne sommes pas les premiers à nous demander comment traduire une interprétation en un modèle calculable.. Leibniz (1646-1716) se posait déjà la question: Comment créer une symbolique universelle permettant de ramener toutes les vérités de la raison à une forme de calcul mathématique ? Voir à ce propos la “Caractéristique universelle” : http://fr.wikipedia.org/wiki/Caract%C3%A9ristique_universelle

    Extrait: “Leibniz s’exclame même un jour : « Alors, il ne sera plus besoin entre deux philosophes de discussions plus longues qu’entre deux mathématiciens, puisqu’il suffira qu’ils saisissent leur plume, qu’ils s’asseyent à leur table de calcul (en faisant appel, s’ils le souhaitent, à un ami) et qu’ils se disent l’un à l’autre : « Calculons ! »”

    Le plus intéressant est que j’ai trouvé mention de cette “caractéristique universelle” dans un article sur les origines de l’informatique. Apparemment Alan Turing s’était confronté au même problème avant de conclure à son insolvabilité… et d’inventer la machine universelle: http://www.books.fr/sciences/lordinateur-est-n-de-la-bombe-h/

  5. Anecdote bien connue… mais justement symptômatique du règne de l’Age Classique et de l’avènement des Lumières. Et c’est ici que reviennent potentiellement les vieux fantômes qui pourraient une fois encore ramener des relents d’hégélianisme. L’heure est à la vigilance, car, comme Eco le rappelait dans la version italienne de la «Structure absente», la force de la structure, même vide, c’est qu’elle vient assouvir un besoin fondamental de l’humain. Saurons-nous y résister ce qu’il faut de nécessaire?
    Voir mon blog sur les risques du retour de l’Age Classique.

    http://claireclivaz.hypotheses.org/235

    Sans vouloir trop brider les enthousiasmes de la jeune génération, bien sûr :-)

  6. [...] Ce procédé a déjà été expérimenté par Yannick Rochat dans le cadre d’une analyse des Confessions de Rousseau où les personnages sont liés dans un graphe en fonction de leur présence simultanée dans une [...]

  7. [...] Ce réseau est encore un objet complexe, avec plusieurs types de sommets (tous les stades du fonds d’archives ainsi que les personnalités) et d’arêtes (appartenance à un fonds, mention d’un nom), qui n’autorisent pas son analyse tel quel. Dans les informations en possession, on trouve également la source et le destinataire de la correspondance. Un réseau de relations dirigées peut être construit sur la base de ces observations, avec un attribut sur les arêtes tenant compte de l’intensité du lien. En ceci, ce travail va utiliser des outils (graphes bipartis et projections pondérées) et soulever des questions de méthodes proches de ceux dont il était fait état dans l’étude des Confessions de Rousseau. [...]

  8. [...] menées sur des corpus de sources traditionnels des sciences humaines, comme par exemple les travaux de Yannick Rochat ou ceux de Mélanie Fournier. Deuxièmement, les recherches en sciences humaines qui mobilisent [...]

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